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crise du coronavirus : le corps banni?

Le corps humain est au coeur de la période mouvementée du coronavirus que nous vivons actuellement : maladie, confinement, distanciation, gestes barrière, masques obligatoires... Qu'est-ce qui se joue ici dans notre relation au corps ? Et en quoi la théologie du corps nous aide-t-elle à voir le corps - le sien et celui de l'autre - dans sa juste perspective ? Yves Semen, président de l'Institut de Théologie du Corps à Lyon, partage ses réflexions.

Après plus de deux mois de confinement drastique afin de tenter de limiter la diffusion du Covid-19, nous commençons à retrouver – du moins en Europe - une certaine liberté. Enfin !

Bien sûr, on nous rebat les oreilles à coups de spots télévisés avec les précautions à prendre, le respect des « distances sociales », les « gestes barrières », mais ce qui compte avant tout, c’est de pouvoir à nouveau nous déplacer, faire les magasins, aller au restaurant et aussi retrouver les chemins de nos églises, assister à la messe, communier…  Peu nous importe donc qu’on nous impose encore quelques restrictions. Elles ne nous semblent rien en regard de ce que nous avons dû supporter ces derniers mois.

Et pourtant, il serait bien naïf de croire que cette crise – qui n’est pas achevée – ne laissera pas de traces sur notre rapport au corps et plus précisément sur l’implication de notre corps dans nos relations interpersonnelles. A travers toutes ces « précautions sanitaires » que l’on nous enjoint de respecter, c’est insidieusement une nouvelle attitude par rapport au corps qui tend à s’établir.

Sans nous en rendre peut-être clairement compte, nous avons commencé à apprendre et à admettre que le corps de l’autre était un danger pour notre vie et que notre corps pouvait constituer un danger pour la vie de l’autre. Nous nous laissons persuader de cette nouvelle vérité et des nouvelles exigences qui en découlent dans nos rapports à autrui : ne plus serrer la main, ne plus embrasser, se laver les mains encore et encore dès que l’on a été en contact avec autrui ou avec ce qu’autrui a touché, remplacer à chaque fois que c’est possible le contact réel par les artifices virtuels…  Et nous croyons ainsi bien faire au nom du respect de nous-mêmes et de l’autre. A l’entrée de nos églises, tout juste réouvertes, ne trouvons-nous pas ces injonctions de respecter les « distances sanitaires », de nous abstenir de contacts et de porter un masque « au nom de la charité » ?!

C’est oublier que c’est par notre corps que nous disons les réalités les plus élevées et spécialement l’amour, qui dans sa forme ultime est don de soi, lequel s’exprime par le corps.  Il y va de notre condition incarnée et cela nous renvoie au mystère chrétien par excellence qu’est celui de l’Incarnation. Nous ne sommes pas des anges. Eux communiquent directement entre eux par illumination de leurs intelligences respectives. Nous, nous sommes des êtres humains que Dieu a voulu « dès l’origine » pétris dans la chair. Humilité de notre condition qui nous attache à la création visible, qui fait de l’homme « un corps parmi les corps » comme le dit saint Jean-Paul II… Mais, en même temps, immense vocation de notre corps à dire l’être de Dieu à travers la communion des personnes exprimée par le don des corps, par l’una caro, les chairs unies de l’homme et de la femme ! « Le corps a été créé pour transférer dans la réalité visible du monde le mystère invisible caché en Dieu de toute éternité et ainsi en être le signe », nous enseigne saint Jean-Paul II dans sa théologie du corps. Grandeur du corps humain dans le plan de Dieu qui est de rendre quelque peu accessible le mystère de la communion éternelle des personnes divines à travers la dimension du don inscrite dans le corps, ce que saint Jean-Paul II appelle sa « signification sponsale » !

C’est pour cela que, même si cela peut sembler paradoxal, nous sommes appelés à exprimer les choses les plus profondes et essentielles, non pas tant par des concepts, productions de l’intelligence, mais par des signes sensibles, des signes qui s’expriment par le corps et s’adressent à l’intelligence et au cœur par la médiation du corps.

C’est tout le rôle – et la dignité – de la liturgie qui, en tant que « célébration des choses de Dieu », exprime le mystère de Dieu à travers ces signes qui impliquent le corps : ornements, encensement, gestuelle rituelle, postures du corps, processions, chants etc. Toute la liturgie tente de dire l’indicible et de nous y conduire par la médiation de notre corps. Et spécialement dans la liturgie eucharistique nous sommes appelés à signifier ensemble et concrètement la réalité d’une communion ecclésiale qui nous dispose à entrer en communion avec Celui qui est la source de toute communion.

C’est vrai d’ailleurs pour toute espèce de communication. Les mots que nous employons pour communiquer sont les signes des concepts que nous cherchons à transmettre. Mais ces mots sont des sons de voix, et on sait que dans une communication, ce ne sont pas les mots qui font le plus d’effets, mais les gestes, les attitudes, le regard, l’intonation de la voix, la rythmique de la phrase, bref, tout ce que nous y mettons de sensible grâce à notre corps et que les spécialistes de la communication appelent le « langage non-verbal ». Qu’en est-il lorsque le visage, notamment, se dérobe au regard de l’autre ?

C’est surtout le cas pour l’expression de l’amour qui se dit avec des gestes de tendresses, d’affection, de compassion et, ultimement, dans le don des corps qui a pour vocation d’exprimer le don des personnes elles-mêmes. Il ne peut y avoir de communion effective sans expression de cette communion. Et c’est ce qui confère sa plus haute dignité au don sexuel du corps lorsqu’il est posé en conformité avec ce qu’il signifie.

Restreindre les expressions corporelles, sensibles, concrètes, de ce qui nous habite au plus profond de nous-mêmes, c’est bannir le corps dans ce qu’il a vocation à exprimer à travers le langage qui lui est propre, c’est nous priver de ce que nous pouvons dire de plus beau, de plus grand et de plus important. Bannir le corps, c’est nier notre humanité, celle que Dieu a voulu pour nous en nous faisant à la fois « corps spiritualisés » et « esprits incarnés ». En bannissant le corps de nos relations interpersonnelles, ce n’est rien moins que notre humanité à laquelle nous tournons le dos.

Alors, certes, nous devons nous plier aux sacro-saintes règles sanitaires et tout porte à croire que nous devrons le faire encore durant plusieurs mois. Mais il importe de lutter intérieurement contre la tentation insidieuse de considérer le corps de l’autre comme un danger, spécialement lorsqu’avec notre corps nous posons les gestes propres à l’expression de l’amour. Se protéger du corps de l’autre, c’est aussi se protéger de toute expression proprement humaine de l’amour.

Le grand danger de la crise pandémique du Covid-19 n’est donc pas celui qu’on veut nous faire croire : la contagion qu’il faut éviter à tout prix. Il est peut-être surtout celui de nous priver de dire librement par notre corps les réalités les plus belles et qui font de notre vie une vie authentiquement et dignement humaine.

Alors la question se pose : qui est celui qui est l’adversaire le plus acharné et depuis toujours de l’incarnation ? Qui est celui qui « depuis l’origine » a répondu « non serviam » au plan d’amour de Dieu, ce plan d’amour de l’incarnation qui se réalise d’abord dans la création de l’homme, homme et femme, à son image et ultimement dans l’incarnation du Verbe éternel de Dieu ? Qui est celui qui a avantage à ce que notre corps cesse de « parler le langage qui lui est propre » et qui est celui du don, comme nous l’enseigne saint Jean-Paul II ?

On l’aura compris et il ne faut pas craindre de le dire clairement : oui, cette pandémie a quelque chose de diabolique, sinon dans ses causes du moins dans ses effets, car elle nous détourne de notre condition incarnée que Satan tient en haine. Mais elle peut avoir quelque chose de salutaire si elle nous permet de prendre conscience de la richesse du don du corps qui nous est fait, précisément parce que nous sommes privés pour un temps de vivre pleinement cette dimension constitutive de notre humanité.

Nous ne nous libèrerons vraiment de cette crise du Covid-19 que par un sursaut spirituel qui nous fera rendre grâce pour le don de Dieu à travers le corps humain, pour la grandeur et la profondeur de ce mystère du corps dans lequel Dieu veut se dire à nous et être dit par nous. C’est là précisément l’œuvre du don de piété sur lequel Jean-Paul II attire l’attention à la fin de ses catéchèses sur l’amour humain, car ce don nous établit dans l’émerveillement et le respect pour l’œuvre de Dieu dans sa création au sommet de laquelle se trouve, comme son chef d’œuvre, le corps humain, « sacrement primordial », dit Jean-Paul II. En ce temps de Pentecôte, c’est peut-être là le don de l’Esprit-Saint qu’il nous faut implorer en priorité.

En chinois l’idéogramme qui signifie « crise » se compose de deux idéogrammes. L’un signifie « danger », l’autre « opportunité ». A nous de savoir profiter de l’opportunité qui nous est offerte de rendre grâce pour le mystère de l’Incarnation par lequel Dieu vient à notre rencontre.

Yves SEMEN, Président de l’Institut de Théologie du Corps, www.institutdetheologieducorps.org

Reproduit avec l'aimable autorisation de CLV magazine - Choisir la vie, où cet article a paru dans le numéro 28 de juin-juillet 2020, p. 4-5.